Une jeunesse allemande ou la mémoire visuelle de la Fraction armée rouge

 

Ils étaient journalistes ou réalisateur et sont devenus terroristes. Le cinéaste Jean-Gabriel Périot revient sur leur tragique trajectoire, grâce à un montage d'images d’archives sur une période brûlante de l'histoire allemande.

Hors d’un cercle restreint d’aficionados, Jean-Gabriel Périot n’était jusque-là pas très connu. A tort : il a réalisé une poignée de courts métrages foudroyants (la plupart visibles sur le Net). A commencer par Eût-elle été criminelle… terrible dévoilement en plein jour de la violence faite aux femmes tondues, en 1944.

La violence est souvent au cœur de son travail de mémoire, réalisé à partir d’images d’archives. Une violence taboue, gênante, car honteuse ou trop insurrectionnelle (voir l’incandescent The Devil, autour des Black Panthers présenté en accompagnement d'Une jeunesse allemande).

Cette semaine sort son premier long métrage, Une jeunesse allemande, montage d’images d’archives consacré aux origines de la RAF (Fraction armée rouge) et à sa réception médiatique. Eclairages. 

 

Une jeunesse allemande suscite une confusion forte de sentiments. Mais celui qui domine le plus, c’est sans doute la tristesse…

Elle était inhérente au projet. Je n’ai pas eu besoin de l’écrire ou de la penser comme telle, mais il est indéniable que ce qui m’a touché, c’est le côté tragique de cette histoire. Sa part de mythologie, de tragédie grecque : avec des enfants qui vont mourir, à cause de leurs pères et de cette histoire du nazisme qui les dépasse. Car il s’agit d’une génération d’enfants auxquels on a montré Nuit et brouillard de Resnais et qui, une fois revenus à la maison, ont forcément questionné leurs parents.

Il y a une dimension de gâchis terrible, à mes yeux très incarnée dans les dernières images d’archives de Ulrike Meinhof, deux mois avant la fondation de la RAF, où elle apparaît très atteinte. Sur son visage et dans la manière dont elle parle, quelque chose a changé. Physiquement, on sent que rien n’a marché dans tout ce qu’elle a entrepris jusque-là, qu’elle est découragée, qu’elle porte de grandes failles. Se profile alors très nettement un moment de crise, d’impasse qui va se révéler tragique.

 

Quelle était l’idée première du film ?

Il y en a eu beaucoup ! Il faut pour ainsi dire remonter au 11 septembre 2001 et à ce qui s’en est suivi. Je n’ai rien compris sur le moment à cette nouvelle vague de terrorisme ni aux réactions qu’elle a suscitées, tout ce que Bush déclenchait à travers le Patriot Act, la guerre en Irak. Je me suis posé plein de questions, j’ai beaucoup lu et, par ricochet, je suis arrivé à la RAF. J’ai découvert la vie d’avant de ces « terroristes », doctorants pour la plupart, pleinement intégrés dans la société, très loin des étiquettes.

Une caractéristique propre aussi aux Brigades rouges et à d’autres partisans de la lutte armée. Mais la singularité de la RAF, c’est qu’elle avait fabriqué des images. Meinhof était une journaliste de télévision en plus de la presse écrite, Holger Meins était réalisateur, Gudrun Ensslin avait joué dans un film. En tant que cinéaste, qui m’interroge sur la mémoire visuelle et les traces de l’Histoire, j’ai aussitôt voulu en savoir plus.

 

« Personne ne se décide à passer à ce type de violence, à se faire sauter la tête, pour rien. »

 

Entre le djihad islamiste du 11 septembre et la RAF, il n’y a pas grand-chose à voir…

Sur les motivations, non. Mais sur la réception et la réaction, si. Sur la manière d’utiliser et d’instrumentaliser de manière sensationnaliste, de créer des lois liberticides, on peut dire qu’il y a un décalque complet. Indépendamment du type de terrorisme et des motivations qui amènent à la violence pure, on constate une interdiction de penser au contexte où s’origine cette violence là. Comme si réfléchir à ces gestes revenait à les excuser ! Personne ne se décide à passer à ce type de violence, à se faire sauter la tête, pour rien.

Cette interdiction de penser, je la refuse. C’est très inconfortable moralement mais je pense qu’on est tous responsables de cette violence. Avant d’être désignés comme « terroristes », les membres de la RAF étaient considérés comme des anarchistes ou des militants politiques. Et d’un coup, ils sont transformés en quelque chose de monstrueux. D’un coup, une amnésie complète s’abat sur ce qui les a fait basculer.

 

Pourquoi cette absence de commentaire dans votre film ?

Ni commentaires en voix off, ni interviews rétrospectives : je voulais surtout construire le film sans prescience, ni explication a posteriori de l’histoire. En la développant, dans son cours chronologique, en gardant la manière dont elles avait été vue, analysée ou racontée à l’époque, par les protagonistes ou les télévisions. J’ai beaucoup de respect pour le cinéma militant, je trouve d’ailleurs qu’il en manque, mais ce n’est pas ce que je fais.

Je fais des films parce que je ne sais pas. Je cherche. Je tente d’y voir plus clair, en m’efforçant au moins de savoir comment énoncer des questions. C’est pour moi une manière d’ouvrir un espace de réflexion, contrairement à ce qui est de l’ordre du télévisuel ou du documentaire mainstream, forclos sur lui-même et indolore pour le spectateur. J’ai toujours le souhait que celui-ci puisse choisir lui-même, avec qui il est, où il se situe, etc. Aussi ai-je besoin à chaque fois de trouver la forme la plus juste qui soit. La manière dont j’écris visuellement mes films est décisive. Je pense toujours que la forme et le fond interagissent. Que l’un ne va pas sans l’autre.

 

Dans vos courts métrages, il n’y a pas non plus de commentaire…

Que ce soit dans 200 000 Fantômes, autour du bombardement d’Hiroshima, où je montre juste un bâtiment, ou dans The Devil, sur les Black Panthers, mes courts métrages sont abstraits souvent. Quand je demande des aides, on me reproche toujours de ne pas être didactique, alors que mes films sont souvent utilisés comme outils pédagogiques et montrés à tour de bras dans les écoles !

Celui sur les femmes tondues, Eût-elle été criminelle…, par exemple. Les professeurs apprécient de les montrer aux lycéens parce qu’ils libèrent la parole. D’habitude, il y a une voix off, écrasante, qui dit « regardez cette horreur », très annihilante pour les enfants. Là, les élèves parviennent à trouver leur place. Les films suscitent des débats, des réactions et des discussions vives.

 

On est frappé dans Une jeunesse allemande par ce qu’on appellera, faute de mieux, la cinégénie de la RAF. Un certain sex-appeal, pop-rock, que la scène d’amour avec Gudrun Ensslin, extrait d’un film d’Ali Limonadi, symbolise.

Figurez vous que cette image de nu d’Ensslin, Axel Springer [NDLR : magnat de la presse à sensation] l’a beaucoup exploitée, en disant n’importe quoi dessus, qu’elle était la preuve que Ensslin était une ancienne actrice porno. Alors qu’il s’agit ni plus ni moins d’un film expérimental, très chaste et à peine érotique, autour d’un couple qui fait l’amour. Mais c’est vrai qu’ils étaient attirants.

Baader n’était pas si beau en soi, mais la croyance et l’énergie qu’il insufflait le rendait beau, au-delà du côté flambeur superficiel auquel on l’a parfois réduit. Il était moins intellectuel que les autres mais il bluffait tout le monde par sa capacité dans les réunions à discréditer les interminables discussions en promouvant l'action directe – « allons plutôt leur casser la gueule ». Il n’avait peur de rien, aucune entrave. Et tous avaient une manière particulière de s’afficher dans une posture de révolutionnaire, de se mettre en scène. Il y a des autoportraits de Gudrun Ensslin et de Jan-Carl Raspe qui sont magnifiques.

 

Autre particularité : le rôle moteur des femmes ?

Il y avait une majorité de femmes. D’autant plus fortes, physiquement et intellectuellement, qu’à l’époque le rôle de la femme en Allemagne était vraiment cadenassé, encore plus qu’en France, réduit à celui de mère ou de femme au foyer. La prise de décision revenait le plus souvent à Gudrun Ensslin et Ulrike Meinhof – c’est cette dernière qui rédigeait les textes.

Meinhof a été élevée par sa mère et sa belle-mère, une militante très active pour la paix, sans que jamais je parvienne à savoir si les deux étaient amies ou ensemble. Et la sœur d’Ulrike était lesbienne. Elle a donc été entourée de femmes très fortes, dans un environnement politisé. En même temps, Meinhof n’a jamais été une féministe stricto sensu, puisque ce féminisme dépendait d’un combat plus large, celui d’une révolution.

 

« J’ai accumulé tellement d’informations que je pourrais faire une thèse. »

 

La quête de toutes ces images d’archives a-t-elle été compliquée ?

Ce qui m’a permis de trouver ces archives, c’est tout le travail de préparation. J’ai accumulé tellement d’informations que je pourrais faire une thèse sur la RAF, je savais donc ce que je cherchais, ce qui existait ou ce qui avait disparu. Et le fait d’être français, d’être extérieur à ces enjeux mémoriels a été une chance.

En Allemagne, c’est toujours une histoire très brûlante, qu’on peut diviser grosso modo en trois lignes. Il y a une histoire officielle, une autre, militante, aussi grossière que la première, et une troisième, intermédiaire, représentée par Stefan Aust, un journaliste qui a réalisé de nombreux documentaires et qui a été consultant sur le film La Bande à Baader, d’Uli Edel. On appartient forcément à l’un de ces trois camps, en Allemagne.

Et quand on réalise un film sur ce sujet là-bas, selon le camp auquel on appartient, on n’a accès qu’à un certain type d’image. En cherchant de mon côté tant du côté des chaînes de télévision, de diverses institutions allemandes que des militants, j’ai réussi à faire coexister les images de tout le monde. Cela a été ma chance.

 

Il y a une séquence terrible, c’est celle d’Ulrike Meinhof au procès de Stammheim, qu’on empêche de parler et qui dit catégoriquement « On nous torture depuis trois ans et demi ».

Il s’agit d’une archive uniquement sonore. Au montage, j’ai décidé de la laisser telle quelle, en choisissant un écran noir. En général, on met toujours des photos ou des images animées, mais alors on affaiblit tout. Cette voix est tellement puissante, qu’il ne faut surtout pas l’habiller. Cela rend d’autant plus tragique ce qui s’énonce.

 

« L'action de la Fraction armée rouge était inexcusable, inacceptable et pourtant elle avait du sens. »

 

Le film reflète en creux un certain vide idéologique aujourd’hui. Ou, au moins, une absence de passion politique, non ?

Le film correspond au dernier moment où, à l’échelle de la planète, il y a eu de la croyance dans un changement radical de société. Avec une naïveté énorme, que la RAF a payée et qu’elle a fait payer à la société par le sang, non sans une très haute estime d’elle-même. Son action était inexcusable, inacceptable et pourtant elle avait du sens.

Ce qu’on peut regretter aujourd’hui en effet, ce n’est pas l’absence de pensée ou d’idées, c’est qu’elles soient totalement inopérantes. Il n’y a pas de partage, de globalité. Tout se résorbe très vite, dans les médias. Aujourd’hui, en Occident, on a déjà du mal à lutter contre, alors lutter pour, n’en parlons même pas. On essaye juste de sauver les meubles.

L’écologie, par exemple, ce n’est pas une idéologie agressive, cela devrait rallier tout le monde urgemment et pourtant non. Alors on va manifester en gens de « gauche », mais on y va tous avec des Nike, des fringues fabriquées en Chine, nos smartphones. Dans la vie quotidienne, on démissionne sur plein de choses. On peut avoir une éthique, mais on ne parvient absolument pas à l’appliquer. On manque singulièrement d’un principe d’espérance.

 

La politique est selon vous indissociable de la violence ?

Malheureusement, oui. En tout cas, la recherche d’un consensus amène souvent moins de solutions vraiment désirables, cela débouche sur du vide. On ne cherche même pas un consensus aujourd’hui. Certains nous l’imposent. Du coup, on ne peut plus avoir de positions radicales ou trop tranchées, par rapport aux institutions. Et on se retrouve avec des films intermédiaires, très sociaux, où le politique passe par de petites histoires, avec une résolution qui suscite la sympathie humaine.

Même quelqu’un comme Justine Triet [NDLR : la réalisatrice de La Bataille de Solférino] n’arrive pas à dire qu’elle fait un film politique, alors que tout dans son film, du sujet au décor, l’est. Je trouve ça très révélateur. Cela étant, je ne prétends pas que le cinéma doit forcément être politique. C’est aussi un espace d’art, de poésie. Je ne comprends simplement pas les réalisateurs qui s’astreignent à des sujets politiques, alors que dans le fond, ce n’est pas leur vocation.

 

Pourquoi finir votre film sur un extrait de L’Allemagne en automne, où l’on voit Fassbinder ?

Je voulais finir par une ouverture sur le cinéma. Sur sa possibilité, malgré tout, à raconter une histoire. C’est un des premiers films que j’ai regardés autour de la RAF. Je l’ai trouvé magnifique. Il s’agit d’un film collectif, hybride, réalisé par Kluge, Schlöndorff, Fassbinder, Reitz et d’autres, entrecoupé par les images d’enterrement de Schleyer, le patron des patrons, et ceux de Ensslin, Raspe et Baader.

Il est tellement critique envers l’Etat et tellement en empathie avec les morts de la RAF qu’il serait impossible à faire aujourd’hui, qu’il serait interdit pour apologie du terrorisme. On est saisi par le fait qu’autant de cinéastes reconnus aient pu se rassembler et en deux mois faire ce film sur des « terroristes », qu’ils connaissaient, pour avoir été leurs amis ou leurs collègues.

 

Jacques Morice
telerama.fr
15 octobre 2015
www.telerama.fr/cinema/une-jeunesse-allemande-ou-la-memoire-visuelle-de-la-fraction-armee-rouge,132803.php